ANALYSE – Formellement accusée en début du mois de juin pour « espionnage », le journaliste du Wall Street Journal risque une peine de 20 ans de prison.
Moscou
Le reporter du Wall Street Journal sera au centre de l’attention ce mercredi 26 juin, un an et trois mois après son arrestation. Après avoir passé une grande partie de sa détention dans la prison sour de Lefortovo à Moscou, connue pour les affaires sensibles et politiques, Evan Gershkovich sera jugé dans la ville de l’Oural de Ekaterinbourg, où il avait été transféré par les forces de sécurité en mars 2023.
Dans un procès qui débutera ce mercredi et qui se tiendra à huis clos, une pratique courante dans ce genre d’affaires, le jeune homme de 32 ans risque maintenant jusqu’à 20 ans de prison. En début du mois de juin, il a été formellement accusé d’espionnage, ce qui constitue une première pour un journaliste occidental depuis 1986, époque de l’Union soviétique. Ces accusations sont fermement rejetées par son employeur, les autorités américaines et le journaliste lui-même, qui clame son innocence.
Le parquet russe affirme que Evan Gershkovich a été pris « en flagrant délit » – sans pour autant fournir de preuve pour son « espionnage » – et a également déclaré qu’il aurait agi sur ordre de la CIA. Le courageux et respecté journaliste, basé en Russie depuis 2017, travaillait sur le groupe paramilitaire Wagner au moment de son arrestation, ainsi que sur le climat en temps de guerre dans l’Oural, une région historiquement associée au complexe militaro-industriel russe et remplie d’usines d’armement. Il s’était rendu à deux reprises à Ekaterinbourg (arrêté lors de son second voyage) et à Nijni Taguil, où se situe l’une des plus grandes usines de chars d’assaut du monde : Uralvagonzavod. Selon le FSB russe, Gershkovich aurait cherché à obtenir des informations sur cette usine de tanks, responsable notamment de la production du T-90 utilisé sur le champ de bataille en Ukraine. Le WSJ affirme qu’il ne faisait que son travail de journaliste d’investigation.
La traque des médias étrangers
Le journaliste avait confié à ses proches qu’il était suivi et écouté depuis plusieurs mois. Au moment de son arrestation, il était l’un des rares journalistes anglophones encore en activité dans le pays. Un an plus tôt, une loi criminalisant les « fake news » sur l’armée russe avait déjà poussé de nombreux journalistes – principalement russes – à quitter le pays. L’arrestation d’un journaliste étranger pour espionnage a créé une onde de choc dans les bureaux de presse à Moscou, soulignant des conditions de travail de plus en plus anxiogènes pour les journalistes étrangers en Russie. Ce mardi, 81 médias étrangers (dont neuf français) ont été bloqués en Russie par la régulation russe.
Des voix américaines ont accusé la Russie de faire du journaliste – dont les deux parents sont nés en URSS avant d’émigrer aux États-Unis – un « otage » dans leur jeu d’échecs géopolitique.
L’affaire Gershkovich a également accentué le climat de nouvelle guerre froide entre Moscou et Washington, augmentant considérablement les tensions entre les deux rivaux. Des voix américaines ont accusé la Russie de faire du journaliste – dont les deux parents sont nés en URSS avant d’émigrer aux États-Unis – un « otage » dans leur jeu d’échecs géopolitique. Comme le cas de la basketteuse Britney Griner avant lui, arrêtée en Russie début 2022 puis libérée après près d’un an de détention en échange du trafiquant d’armes Viktor Bout, Evan Gershkovich a rapidement été évoqué comme monnaie d’échange potentielle.
L’implication de Poutine
L’agence Bloomberg a révélé, avec des sources proches du Kremlin à l’appui, que Vladimir Poutine lui-même avait donné son accord pour l’arrestation avec l’intention de l’échanger à l’avenir. Le président russe a confirmé presque explicitement cette hypothèse lors d’une récente interview avec le présentateur américain Tucker Carlson, allant jusqu’à préciser la personne que la Russie souhaite récupérer en échange. Il s’agit du tueur à gages et ancien agent des services russes Vadim Krasikov, responsable de l’assassinat d’un militant tchétchène dans les rues de Berlin en 2019.
Et l’histoire ne s’arrête pas à l’affaire Gershkovich. Deux autres cas récents ont confirmé la tendance dangereuse pour les citoyens américains en Russie. À l’automne 2023, une journaliste russo-américaine, Alsu Kurmasheva, travaillant pour le média financé par le Congrès américain Radio Liberty, a été arrêtée à Kazan, au Tatarstan. Elle est maintenant accusée de propagation de « fake news » sur l’armée russe et risque elle aussi plusieurs années de détention.
En début de cette année, c’était une autre citoyenne russo-américaine, Ksenia Karelina, qui a été arrêtée dans l’Oural d’où elle est originaire. Son crime : avoir donné 50 dollars à une association en faveur de l’Ukraine depuis les États-Unis où elle vivait. Elle est désormais inculpée pour haute trahison. Le juge en charge de son dossier? Andreï Minéïev, le même que dans l’affaire Gershkovich. L’issue du procès de ce dernier, qui pourrait durer plusieurs semaines, ne parvient guère à assurer la moindre légèreté : en Russie, 99,5 % des procédures pénales se concluent par une condamnation.