GUIDE DE LA VILLE – Des ruelles de Cihangir aux rives du Bosphore, l’écrivain turc ne cesse de vanter la ville qui l’a vu naître. Orhan Pamuk nous dévoile aujourd’hui un regard inédit sur l’ancienne capitale ottomane.
Quand Chateaubriand débarque dans un quai de Constantinople il y a plus de deux siècles, il est frappé par la diversité des langues qu’il entend. Dans une lettre datant de 1850 après son arrivée en ville, Flaubert la compare à une fourmilière humaine et prédit qu’elle deviendra la capitale du monde. Bien que la prophétie ne se soit pas encore réalisée, la ville a changé de nom et Istanbul moderne, avec ses 17 millions d’habitants, est née. « J’ai toujours vécu dans cet endroit étrange et surprenant. Malgré quelques années passées à l’étranger en raison de pressions politiques, je suis heureux d’avoir assisté de l’intérieur à son évolution, affirme Orhan Pamuk. Aucun autre endroit dans le monde ne m’est aussi familier. »
Première impression en descendant de l’avion ?
Chez moi, a toujours été le premier sentiment. La ville et sa démographie peuvent changer, se transformer, mais rien ne me semble vraiment étranger. Cela doit être une illusion, mais je ne peux m’en empêcher. A ma naissance en 1952, Istanbul comptait environ 1,5 million d’habitants. Depuis, la population a considérablement augmenté mais sa composition a également changé. En écrivant « Cette chose étrange en moi », j’ai cherché à comprendre cette transformation et à m’identifier à tous ceux qui ont migré et qui se sont appropriés la ville. C’est pour cela qu’à chaque retour à Istanbul, je me dis : « Je suis content d’être venu. »
L’atmosphère qui vous séduit ?
De 1950 à 1975, l’atmosphère qui régnait à Istanbul était une sorte de mélancolie typiquement turque. Une émotion née de la pauvreté, du sentiment de provincialité et de l’impression qu’il n’y avait pas d’avenir. J’ai adoré décrire cette atmosphère qui était particulièrement palpable en hiver. En été, j’éprouve un sentiment d’anarchie, une ambition frénétique émanant des nombreuses personnes qui déambulent dans les rues. La vitalité, la couleur, les vents du Bosphore définissent Istanbul et lui donnent vie.
Un lieu de rencontre ?
Le cœur de l’Istanbul occidentalisée bat sur la place Taksim. Enfant, je la traversais chaque jour pour me rendre à l’école. Avec l’arrivée des stations de métro et de tramway, la place s’est agrandie pour devenir un lieu de rencontre où convergent toutes les routes. A partir de là, il faut moins d’une heure pour parcourir l’avenue Istiklal, prendre le funiculaire du Tünel jusqu’à Karaköy, traverser le pont de Galata, et longer la Corne d’Or jusqu’à Eminönü. En 45 minutes, on a déjà l’impression d’avoir fait le tour d’Istanbul.
La visite incontournable ?
Même si c’est une évidence, il vaut la peine de consacrer une journée entière au palais de Topkapi. En se frayant un chemin à travers les jardins, porte après porte, les secrets de l’empire ottoman se révèlent comme dans un livre, avec des vues époustouflantes sur Istanbul à chaque coin. Une visite du Musée des Arts turcs et islamiques est également à ne pas manquer. Il abrite une fabuleuse collection de tapis, de manuscrits enluminés, de brûle-parfum et de récits calligraphiés pour un aperçu des richesses de l’art ottoman.
Une balade enchanteresse ?
Quand j’ai du temps, je prends un taxi pour Kuruçesme, quartier niché sur la rive européenne du Bosphore. Je descends au niveau du Mandarin Oriental et je longe la rivière vers le nord jusqu’au musée d’Art contemporain Borusan. A l’exception d’une légère bifurcation à Bebek, je reste toujours au bord de l’eau. Je peux sentir l’odeur de la mer et du varech, entendre le bruissement des énormes cargos internationaux qui fend l’eau, et m’émerveiller devant le bleu profond de la mer et les rochers verts. La vue au niveau d’Akintiburnu et l’air pur porté par le poyraz, le vent du nord-est, suffisent à me revigorer, même les jours les plus gris.
Une flânerie urbaine ?
J’aime me rendre à la mosquée Yavuz Selim et penser au dessin qu’en a fait Le Corbusier dans son carnet de croquis ou aux longues promenades de Nerval. Je me promène sans but précis dans les ruelles près de Balat, de Fener et du palais du Porphyrogénète, en m’efforçant à chaque fois de ne pas me perdre. Collines escarpées, rues étroites, architectures historiques… Le mode de vie traditionnel, sur lequel la génération de romanciers qui m’a précédé a écrit, est toujours vivant ici, et les enfants du quartier jouent au football dehors toute la journée, comme ils le faisaient dans mon enfance et sur les photos d’Ara Güler. Ces rues deviennent encore plus belles à la nuit tombée, et elles ne sont jamais dangereuses.
Un point de chute idéal ?
Peu importe où vous décidez de poser vos valises, assurez-vous de pouvoir voir l’eau depuis votre chambre, que ce soit le Bosphore ou la Corne d’Or. Voir l’ensemble de la ville depuis une colline ou un haut immeuble m’apporte toujours de la joie et me donne une sensation de paix.
Un endroit pour se régaler ?
Istanbul regorge d’options ! Pour une cuisine traditionnelle et ottomane, je recommande le restaurant Hünkâr à Nisantasi, le quartier de mon enfance. Pour des kebabs et des pâtisseries du sud-est de l’Anatolie, le restaurant Hamdi’s à Eminönü est le meilleur. Quant aux dîners à base de poissons et les mezze, une tradition remontant à l’époque byzantine, mes favoris sont le restaurant Surbalik à Cihangir et Balikçi Sabahattin à Yenikapi.
Un moment précieux ?
Embarquer à bord d’un ferry pour traverser le Bosphore d’une rive à l’autre est le moyen le plus rapide pour découvrir ce qu’est Istanbul. C’est un voyage que je fais régulièrement et à chaque fois, un sourire d’enfant s’affiche sur mon visage. Peu importe ce qui occupe mon esprit à ce moment-là, lorsque je suis à bord, j’ai toujours l’impression de vivre une expérience exceptionnelle.
Une curiosité locale ?
Difficile de ne pas évoquer le Musée de l’Innocence que j’ai créé. Mon roman éponyme, publié en 2008, raconte l’histoire d’amour d’un héros issu de la classe moyenne supérieure avec une parente pauvre. Lorsque leur relation ne se déroule plus comme il le souhaiterait, Kemal se console en collectionnant tout ce qui lui rappelle le temps passé avec son amante. A la fin du roman, il rassemble ces objets et ces photographies dans un musée. Cette collection parle d’amour, mais explore aussi la vie quotidienne de la bourgeoisie laïque d’Istanbul, entre 1950 et 2000, et tout ce qui rend la ville aussi intense et unique.