MAISONS DE FAMILLE – Ancrées au cœur de l’histoire familiale, ces résidences chéries léguées par les générations précédentes ont tendance à attacher leurs propriétaires aux murs de manière durable, parfois avec la sensation d’avoir été eux-mêmes assignés à résidence.
« Maintenant que mes filles sont grandes, je dois avouer ressentir une pointe d’envie lorsqu’elles annoncent leur emploi du temps de vacances. Elles vont et viennent, et ne demandent jamais où nous serons car elles savent : à la Vauzette, comme toujours… », peste Adèle, qui détient la maison familiale en indivision avec ses sœurs depuis plus de quinze ans. « Pourtant, nous aussi on adorerait avoir un peu froid en Norvège ou un peu trop chaud sous les Tropiques ! » Mais les souvenirs cuisants de la taxe foncière, la note d’électricité ou de la dernière facture du couvreur ont tendance à convaincre les occupants intérimaires d’investir les lieux à la première occasion, histoire de juguler la saignée financière.
« La maison familiale est un ventre de la mère que l’on essaie de s’approprier », déclare Adèle, confrontée à la sensation d’avoir été piégée par sa propre habitude. « Récemment, une amie à qui je confiais mon rêve d’aller à Cuba m’a répondu que c’était trop tard, que l’île s’était ouverte, et que de toute façon la grande époque des voyages était révolue… Cela m’a déprimée. » Pendant qu’Adèle profitait des vacances dans son sanctuaire de la Creuse, le surtourisme étendait ses tentacules et la culpabilité liée au voyage en avion devenait une réalité concrète symbolisée par un mot suédois imprononçable. « J’ai raté le coche… Les années passant, je ne me suis pas vue devenir une moule sur son rocher avec cette maison. Une sorte d’aliénation volontaire que je ne comprends pas moi-même. »
Le psychothérapeute Patrick Estrade a une idée assez précise de ce qui se joue : « On peut développer une attitude un peu masochiste face à une demeure à laquelle on se dévoue. Tout système contient en lui-même un extrême qui nous échappe : on peut devenir prisonnier de celui-ci, mais pas la maison… » Même pour ceux qui ont les moyens financiers de délaisser la maison de famille quelques semaines, le lâcher-prise reste compliqué. « La maison familiale est un ventre de la mère que l’on essaie de s’approprier », analyse le thérapeute. « On ne veut pas être absent trop longtemps de peur que la maison ne nous oublie. Sur la base de cette croyance datant de l’enfance, on rejoue des rapports concurrentiels entre fratrie ou cousins… Mais on ne peut pas parler de prison dorée, la maison n’y est absolument pour rien ! »
« Petits ingrats privilégiés », voilà comment se sentent les jeunes générations, victimes collatérales de cette lutte psycho-financière qui sévit chez leurs aînés et qui les incite, plus ou moins subtilement, à poser leurs valises plus souvent qu’à leur tour. « Ma mère partage le chalet familial avec sa cousine, et tous les ans elle m’appelle, ravie, pour annoncer qu’elle a réussi à nous réserver telle ou telle semaine », soupire Élias. Et la matriarche ne mâche pas ses mots. « Elle est en mode : ‘je paie donc tu y vas !’. Alors on y va. Alors que ma femme déteste la montagne et que la semaine – même sans payer l’hébergement – nous ruine jusqu’aux vacances suivantes… » Pourquoi ne pas simplement décliner ? « Je ne veux pas la blesser ou passer pour un petit ingrat privilégié… »
Ainsi, chaque génération se plaint d’être régentée par la précédente, jusqu’à ce qu’elle-même prenne les rênes pour exercer un règne sans partage. Adèle, quant à elle, a renoncé au chantage affectif pour obtenir de ses filles des visites estivales : « Ce serait un peu fort de me plaindre d’être coincée ici tout en les contraignant à venir… Mais je pense que si elles ne font pas l’effort de passer ici avec leurs enfants quand elles en auront, ces derniers ne seront pas liés par des mémoires d’enfance à la Vauzette et elle finira par être vendue… »
Car la culture de la maison de famille n’est pas innée, elle se nourrit et se transmet dès le plus jeune âge. « Pour aimer une demeure, il faut la voir, la toucher et pouvoir la magnifier à travers de bons souvenirs », souligne Patrick Estrade. « Évidemment que, quand j’aurai des enfants, je viendrai souvent à la Vauzette », conclut Héloïse, la fille aînée d’Adèle. « Et je trouve très exagérée cette expression de prison dorée ! Je comprends ce que vit maman, mais je pense que génération après génération, les plus jeunes vivent leur meilleure vie et les plus âgés subissent un peu, c’est le prix à payer. Donc je profite maintenant, et quand mon tour sera venu, je deviendrai une moule heureuse sur mon rocher ! »
En somme, la maison de famille est bien plus qu’une simple structure, elle incarne un héritage, une tradition et des liens intergénérationnels qui souvent se renforcent au fil du temps. Chaque foyer renferme son lot d’histoires, de souvenirs et d’attachements qui contribuent à façonner l’identité de ses habitants. La décision de préserver ou de vendre une maison de famille n’est jamais anodine, car elle touche à l’intime, à l’affectif et à la mémoire collective. Le poids de l’héritage familial peut parfois se révéler pesant pour certaines personnes, tandis que pour d’autres, il est source de réconfort, de sécurité et d’ancrage dans un monde en perpétuelle évolution.