Les trésors naturels de la Norvège sont concentrés ici : courbes de granit émoussées par les glaciers, toundra où les troncs des bouleaux nains se tordent, forêts de conifères et de feuillus, prairies côtières. L’île de Senja offre également le spectacle unique de fjords aux falaises abruptes plongeant dans une mer bleu Caraïbes.
Des volutes bleues sur l’ombre noire des montagnes, la fumée s’élève dans l’air frais de l’été arctique depuis la hutte de bois contre laquelle nous sommes adossés. Des nattes blondes s’agitent au bord d’un petit lac glaciaire. Des fillettes apprennent à pêcher. L’air sent la mousse humide, le bois et le feu. À l’intérieur de la Bålhytte, un refuge octogonal mis à la disposition de tous dans les régions septentrionales de la Norvège, Johanson s’affaire autour du foyer central. Il grille des saucisses de renne, réchauffe des petits pains et découpe tranche à tranche de ce délicieux brunost, fromage brun au goût de noisette et de caramel. Ainsi s’écoule, paisible et joyeux, un dimanche d’été à la mode de Senja. Le jeune père est de retour avec sa famille sur son île natale. Plus de quinze ans qu’il l’avait quittée, mais « l’appel de la nature, les montagnes, et par-dessus tout, la pêche miraculeuse, celle de cabillauds grands comme ça, pendant la nuit hivernale » l’ont ramené à ses racines. La fraîcheur gagne le vallon, tandis qu’à l’horizon, la brume, par lambeaux, s’élève de la mer et forme bientôt des anneaux compacts au pied des montagnes. Gorgés de soleil, d’air pur et de fromage, nous nous ébrouons.
La Norvège en une île
Débarqués à Tromsø, il y a deux jours à peine, nous avons parcouru 150 kilomètres vers le sud-ouest pour gagner l’île de Senja. Ce petit territoire de 1 590 km² seulement, mais deuxième plus grande île norvégienne après Hinnøya (Svalbard mis à part), concentrerait à lui seul les richesses et la diversité de la Norvège tout entière. Notre traversée de l’île a confirmé cette jolie réputation. Des forêts naturelles de conifères mouchetées du tronc blanc des bouleaux succèdent aux tourbières spongieuses ceinturant des chapelets de lacs glaciaires. Des prairies léchées par le ressac de l’océan ourlent parfois un rivage tortueux découpé par le scalpel d’anciens glaciers. De bois et de couleur, les villages colorés se blottissent au fin fond des fjords. S’en échappe le fumet prégnant du poisson… La beauté sauvage des paysages saisit ; encore renforcée par la variation incessante de la lumière. Au fur et à mesure que nous gagnons le nord, la ligne d’horizon se hérisse de sommets dont la masse fait obstacle aux nuages. Gorgées de leur humidité, la végétation et les mousses grimpent jusqu’au ciel, faisant fi de la verticalité. Au détour d’un virage, la surface vert sombre et luisante d’un premier fjord apparaît tout au fond d’une baie paisible autour de laquelle s’échelonnent les maisons du port de Bergsbotn. Sur la plate-forme panoramique dont la langue de bois s’avance en plein vide les derniers visiteurs du jour s’attardent, captivés par la vue sur la baie, la montagne et la lumière rasante. La course interminable du soleil estival nous incite à poursuivre notre route, plus loin vers le nord. ….
L’or de Senja ? Le poisson bien-sûr, et une nature, intacte sous le soleil de l’arctique….
La pêche, toujours la pêche. ……..
Quand la roche et la mer ne font qu’un, il faut alors s’enfoncer dans le cœur des montagnes. Une succession de tunnels étroits, creusés pour la plupart dans les années 1980, s’y emploie. Ils débouchent sur des baies rondes, bien protégées. Le clapot paisible des vagues, des plages de sable doré, le ronron des bateaux de pêche, une maison blanche au toit bleu et le mugissement d’une vache adoucissent un temps le vertige des sommets. La vie s’est développée à l’abri du ressac, il y a plus de mille cinq cents ans et persiste aujourd’hui. Une vie rude qu’un bateau revenant la cale pleine de poissons toute l’année, un carré de pommes de terre et des petites prairies pour nourrir vaches ou moutons pendant l’hiver suffisaient à rendre frugale. Aujourd’hui, 8 000 habitants peuplent encore l’île, tous installés sur le rivage. La pêche est restée dynamique et lucrative. Restaurées l’une après l’autre, les fermes se sont faites résidences secondaires ouvertes les week-ends et l’été. Les prairies sont devenues pelouses. La nature elle, est restée intacte.
La route longe Mefjorden, un large doigt de mer pénétrant profondément dans les terres. Senjahopen et Mefjordvær, deux villages de pêcheurs parmi les plus actifs et prospères, se sont installés sur le versant le plus doux. De l’autre côté du fjord se dresse une véritable muraille de granite sombre surmontée d’une étrange voilure minérale qu’une coulée de brume emmitoufle lentement. « Segla ! La voile ! » désignent fièrement du doigt des pêcheurs tout juste revenus d’une journée en mer. C’est le nom que lui donnèrent les premiers navigateurs cabotant aux abords de Senja. La montagne mythique guide toujours les bateaux sur le chemin du retour et aimante les randonneurs venus de loin pour en gravir le sommet. Trois tunnels plus tard, la route s’arrête à Fjordgård. Conquérantes et prêtes à tout, les semelles des derniers arrivés claquent dans les rues. Elles croisent le frottement las de celles de retour, le mollet dur et les genoux en feu. Ce sommet ne dépasse pourtant pas les 640 mètres d’altitude, mais se mérite. La montée par le sud, moins rude, gagne le col d’Hesten et offre une vue sublime sur ce dôme fendu en deux par le rabot d’un ancien glacier. De là, les regards plongent vers l’abîme et les eaux…