REPORTAGE – De Varsovie à Wroclaw, les néons sculptent les ténèbres dans des couleurs flamboyantes. En plein essor, ils racontent une histoire méconnue de la Pologne. Des visites nocturnes électrisantes.
C’est à l’heure magique, entre chien et loup, que les néons se réveillent timidement. Des carcasses de métal et de verre prennent vie une fois allumées, avant de briller intensément dans l’obscurité de la nuit. Ils répandent alors leur lumière colorée, éclats de bonheur, dans les grésillements des transformateurs, battements de cœur électrique. À Varsovie, les néons sont l’âme de la ville, transformant les rues en un décor follement cinématographique. Comme le Palais de la culture et de la science, ce « cadeau » de Staline à la Pologne, aux dimensions monumentales.
Le soir venu, illuminé de multiples couleurs, il se métamorphose en un décor parfait pour un film. Où es-tu James Bond ? se demande-t-on. Les néons tracent une nouvelle carte de la ville entre ombre et lumière. On se promène en levant les yeux entre les anciennes enseignes de l’époque communiste, allumées ou éteintes, et les créations contemporaines inspirées. Parmi elles, des doigts animés jouant une étude de Chopin sur la façade du Musée Frédéric-Chopin ; des langues léchant leurs babines sur les vitrines du glacier Lukullus w St Tropez ; et une sirène, emblème de la ville, portant une paire d’Adidas, dans la boutique du même nom…
Le courant passe. De plus en plus de lieux branchés affichent des néons sur mesure, désormais intégrés à l’intérieur. Elektrownia Powisle (ancienne centrale électrique) et Fabryka Norblina multiplient les enseignes lumineuses sur leurs boutiques, bars et restaurants. Même les stations de métro (Plocka, Mlynów et Ksiecia Janusza), récemment inaugurées, baignent dans cette lumière singulière. Leur architecte, Jacek Dudkiewicz, se souvient : « Il y a douze ans, quand j’ai commencé le projet, les néons n’étaient pas aussi populaires. J’ai dû me battre avec les autorités du métro pour apporter un peu de magie aux stations. » Pari réussi.
Le néon, une invention française
Revenons à la source. Le premier néon est inventé par le chimiste français Georges Claude en 1910. Deux ans plus tard, le Palais Barbier est, dit-on, la première enseigne lumineuse à Paris. Elle indique un coiffeur qui aurait immédiatement doublé son chiffre d’affaires. Les néons se répandent ensuite à la vitesse de la lumière dans la capitale puis à Los Angeles, avant de conquérir d’autres villes. À son indépendance en 1918, la Pologne est en pleine effervescence. Le chocolatier E. Wedel est l’un des premiers à utiliser ce nouveau support publicitaire : un enfant chevauche un zèbre en portant des tablettes de chocolat (reconstruction visible au-dessus de la boutique E. Wedel, rue Szpitalna). La ville brille alors de mille feux jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Varsovie est alors détruite à près de 85 %. Elle est reconstruite en toute hâte dans le style du réalisme socialiste – la vieille ville a plus de chance, reconstruite méticuleusement.
« Les néons étaient censés décorer les nouveaux quartiers en cours de construction. Ils éclairaient les rues plongées dans le noir faute de lampadaires. Ils servaient de repères urbains pour les rencontres entre amis », avance la lumineuse Zofia Kozubska. Née en 1946, elle a dessiné de nombreuses enseignes, dont celle d’un fleuriste de 6 mètres de haut sur 20 mètres de long. « Entre le dessin et la fabrication, il pouvait parfois s’écouler trois ans. Le processus administratif était très long. » Chaque néon était conçu pour un lieu spécifique, comme une extension de l’architecture du bâtiment indiquant de manière minimaliste : bar, restaurant, cinéma… À l’âge d’or des néons, dans les années 1950 à 1970, les rues s’ouvraient comme un livre de la jungle urbaine avec des ours bien peignés, des crocodiles souriants et des éléphants à la trompe en l’air…
Triste et gris, la Pologne ? On découvre le pays en plein renouveau sous une palette de couleurs gaies et ludiques
Ce bestiaire côtoie des typographies recherchées. « Il fallait faire preuve de beaucoup de créativité pour transmettre un message dans un petit espace », souligne la documentariste Anna Brzezinska-Czerska, passionnée de néons. « Nous suivions un code couleur : violet pour les drogueries, rouge pour les boucheries, blanc pour les gares… » Le gouvernement lance une vague de « néonisation » à travers le pays. Les rues imitent l’Ouest, de l’autre côté du rideau de fer. Le théâtre de l’imaginaire masque les magasins vides. Lorsque la loi martiale est déclarée en décembre 1981, le gouvernement éteint tous les néons. Beaucoup ne seront jamais rallumés ou réparés. La chute du communisme précipite le lent déclin des dernières enseignes.
Cette histoire d’ombre et de lumière se lit au Neon Muzeum de Varsovie, qui abrite une collection privée brillante de néons. Dès 2005, Ilona Karwinska photographie les enseignes lumineuses, témoins des heures sombres du pays. Beaucoup sont alors décrochées et jetées à la poubelle. Ilona Karwinska les récupère, en achète d’autres et en répare certaines. Elle ouvre le musée en 2012 avec David S. Hill. Succès immédiat. Cependant, beaucoup préfèrent défendre les néons historiques sur leurs sites d’origine. L’artiste bien connue Paulina Olowska, représentée par la galerie internationale Pace, intègre leur préservation dans sa démarche artistique, regrettant l’inaction des autorités. « Elles ne protègent pas ces sculptures publiques du passé communiste. »
Paulina Olowska a tendu la main à la joueuse de volley-ball de 1961, coiffant un toit de la place de la Constitution. Tous les Varsoviens reconnaissent sa silhouette. Depuis une quinzaine d’années, l’artiste se bat pour la sauvegarder, la réparer et l’allumer. Son designer, Jan Mucharski, illustre les liens poreux de l’époque entre la fameuse école de l’affiche polonaise et les enseignes. « Ce néon est de l’art et son personnage féminin est un symbole d’optimisme », conclut Paulina Olowska. Le 18 octobre, il retrouvera ses couleurs après les dernières réparations du néoniste Jacek Hanak. Ce dernier veillait depuis des décennies sur les lumières de la ville. Tout comme Romuald Szczerba. Leurs deux ateliers méritent le détour – des interprètes indispensables.
Jouer avec nos émotions
Une fois la nuit tombée, l’austérité de la place de la Constitution s’atténue derrière l’éclat des néons. À quelques pas de là, rue Marszalkowska, le centre médical et salon de beauté IZIS déploie sa typographie des années 1970 dans un halo rose rouge. En passant devant, le cœur se remplit de joie. Les enseignes jouent avec nos émotions. Leur lumière à la fois blafarde et chaude suscite une certaine nostalgie. La jeune génération s’en éprend, jetant un regard en arrière et réhabilitant ces objets du passé. Les artistes polonais s’en inspirent, comme le sculpteur Krzysztof Franaszek, qui mêle avec brio métal et lumière.
D’autres collaborent avec la société ArNeon, qui travaille à l’international depuis la petite ville de Kalisz, à une heure et demie de Lodz en voiture. L’œuvre « L’Arbre de vie » d’Hubert Czerepok (installée à POLIN, le Musée de l’histoire des juifs polonais de Varsovie) y a poussé. Au sein de cet atelier, ne parlez pas de LED ! « Nous les détestons », s’indigne Mariusz Sampir. « Buvez-vous du bon vin dans un gobelet en plastique ? Non ! Les LED n’ont pas d’âme, pas de relief et ont une durée de vie très limitée. Un néon peut briller pendant vingt ou trente ans et être réparé, pas les LED. Le néon demande de l’imagination et de la technique. » Travailler le verre, le courber et y introduire des gaz néon ou argon reste un savoir-faire unique, manuel et artisanal.
Les vieux néons sont des phares de l’histoire du pays, derniers témoins de l’époque du rideau de fer. La pétillante Kamila Mróz, trentenaire, est l’une des rares artistes à maîtriser de A à Z cette fabrication. « Cet art n’est pas enseigné à l’école. J’ai appris en partie auprès d’artisans mais la plupart ne sont pas enclins à partager leur secret. Il faut se débrouiller seul et ce n’est pas facile. » Un paradoxe lorsque l’on connaît l’héritage culturel du pays. Des milliers de dessins de néons dorment dans les archives du Musée d’art moderne de Varsovie ! « La culture du néon n’a probablement pas d’équivalent dans le monde, du moins pas à cette échelle. » C’est à l’Académie des beaux-arts Eugeniusz Geppert de Wroclaw, à 350 kilomètres de la capitale, que Kamila nous reçoit. Elle y est assistante professeur au département du verre.
Son plus grand rêve serait, un jour, d’ouvrir une classe dédiée à la formation autour des néons. En attendant, elle nous montre ses délicates sculptures en plasma réagissant en fonction du potentiel électrique de chacun. Il y a forcément de la chimie là-dedans. « Il y a surtout des gaz nobles, sans danger », glisse-t-elle en souriant. À Wroclaw, d’autres lueurs brillent dans la ville. Daniela Szymczak et Tomek Kosmalski ont redonné vie aux vieilles enseignes qu’ils ont réparées. Il y a dix ans, ils les accrochaient sur les façades de l’ancien atelier Reklama local. Le site, Ruska 46, est devenu l’un des plus visités de la ville. Preuve que les néons ont conservé leur aura. La lumière est toujours au bout de la nuit.
Carnet de voyage
Se renseigner
Auprès de l’office national polonais de tourisme (01.42.44.19.00 ; Pologne. travel/fr) et de l’office de tourisme de Varsovie (00.48.503.033.720 ; Go2warsaw.pl).
Y aller
Avec Air France (3654 ; Airfrance.fr), vol aller-retour Paris-Varsovie, à partir de 163 €.
OÙ DORMIR ?
À Varsovie
Puro Warsaw (00.48.22.89.98.000 ; Purohotel.pl)
En plein centre, le Puro pulse de bonne humeur. Créatifs et businessmen s’y croisent dans son bar, illuminé par un petit néon de l’artiste Maurycy Gomulicki. Les chambres sont au design moderne. À partir de 105 € la chambre double.
Moxy Warsaw Praga (00.48.22.279.66.99 ; Marriott.com)
« Quand la vie vous donne des citrons, ajoutez de la vodka » vantent les néons du salon. Et pour cause : l’hôtel est situé dans le complexe de l’ancienne fabrique de vodka Koneser, entièrement réhabilitée, en face du Musée de la vodka polonaise. Excentré, il propose 141 chambres modernes. À partir de 91 € la chambre double.
À Wroclaw
The Bridge Wroclaw MGallery (00.48.71.727.31.00 ; All.accor.com)
Ce nouvel hôtel embrasse la façade gothique d’un séminaire hors du temps. Les 184 chambres sont signalées par des néons. Ambiance moderne et design. À partir de 117 € la chambre double.
NOS BONNES TABLES ET BARS
À Varsovie
Bibenda (00.48.502.770.303 ; Bibenda.pl)
Coup de cœur pour ce resto-bistrot à l’ambiance branchée et conviviale. Plats à partager. Les légumes sont à l’honneur. Petit plat à partir de 6 €.
Café Mozaika (00.48.884.808.773 ; Cafemozaika.pl)
En dehors des sentiers touristiques, cette institution de quartier de 1961 brille toujours sous la lumière pâle de ses néons de 1971. Bonne cuisine polonaise et brunch varié le week-end. Plat à partir de 10 €.
Lukullus w St. Tropez (00.48.726.262.609 ; Cukiernialukullus.pl)
Ces lèvres pulpeuses pourraient rivaliser avec celles des Rolling Stones… Dessinées par l’architecte Aleksandra Wasilkowska, elles annoncent les glaces, les sucreries et les pâtisseries derrière la vitrine. Pâtisserie à partir de 5 €.
Pierogarnia Syrena Irena (00.48.535.851.991 ; Syrenairena.pl)
Inspiré d’un bar à lait, cantine populaire de l’époque communiste, cette adresse récente baigne dans la lumière naturelle et le halo des néons. La carte est simple, directe et sans chichis, proposant des pierogi déclinés en différentes sauces, soupes ou desserts. Plat à partir de 5 €.
Madonna Warszawa (Queenmama.pl)
Paradis, purgatoire ou enfer ? Laissons la question à Dante pour manger à l’italienne dans une décoration oscillant entre bon et mauvais goût. Funky à souhait et néons multicolores. Les plus jeunes adorent. Plat à partir de 10 €.
MOXO Restaurant & Club (00.48.726.627.627 ; Moxo.pl)
À Fabryka Norblina, une ancienne usine reconvertie en centre commercial, cinéma (au champagne Moët & Chandon !), galerie d’art et lieux de sortie, ce restaurant proposant une cuisine nikkei (japonaise-péruvienne) se transforme également en une grande scène live. L’un des plus grands bars de Pologne. Cocktail à partir de 10 €.
À VOIR, À FAIRE
Neon Muzeum (00.48.665.711.635 ; Neonmuzeum.org)
Les anciens néons réveillent la nostalgie. Ce musée offre un aperçu visuel condensé de la Pologne à l’époque de la guerre froide.
Muzeum Zycia w PRL(00.48.511.044.808 ; Mzprl.pl)
Baigné d’une lueur rose provenant d’un néon extérieur, le café du Musée de la vie sous le communisme propose un aperçu des douceurs de l’époque. À découvrir après un retour dans le temps en parcourant le musée privé.
Zacheta Gallery (00.48.22.556.96.51 ; Zacheta.art.pl)
La Galerie nationale propose des expositions temporaires d’art contemporain de haut niveau. Elle possède également une œuvre de l’artiste Sarkis et une autre de Yael Bartana, toutes deux utilisant le néon comme support.
Zagrywki (00.48.22.123.55.66 ; Zagrywki.pl)
Flippers des années 1980, jeux de palet, karaoké, minigolf « crazy » et plus encore… Les néons sont à l’honneur et l’amusement est au rendez-vous dans ce bar délirant. Cocktail à partir de 7 €. Jeux à partir de 5 €.
Kino Iluzjon (00.48.22.84.83.333 ; Iluzjon.fn.org.pl)
Il y a le minuscule Kino Amondo en centre-ville, mais il y a aussi ce cinéma lié aux Archives nationales du film. Son architecture des années 1950 vaut le détour,