La librairie Cheikh, emblématique de Tizi-Ouzou, a longtemps été un sanctuaire culturel, mettant en relation auteurs et lecteurs lors de dédicaces qui suscitaient échanges et débats enrichissants. Cependant, cette institution, considérée comme un pilier de la seconde ville de Kabylie, a été contrainte de mettre un terme à cette tradition. En effet, le 28 octobre, les autorités locales ont imposé une réglementation préfectorale stipulant qu’une autorisation préalable est désormais nécessaire pour toute invitation d’auteur à une séance de dédicace.
Cette décision fait suite à l’annulation d’un événement prévu le 24 octobre. La librairie accueillait Hedia Bensahli, une autrice algéro-française, pour la signature de son livre intitulé L’Algérie juive. L’autre moi que je connais si peu. Ce livre, qui retrace la présence juive en Algérie depuis l’Antiquité jusqu’à l’indépendance de 1962, a provoqué une vive controverse sur les réseaux sociaux, générant des accusations virulentes. Ce texte, publié par les Éditions Frantz Fanon et préfacé par Valérie Zenatti, romancière française, a cristallisé de fortes réactions.
Dès l’annonce de l’événement à la librairie Cheikh, une tempête médiatique s’est déclenchée. Un journaliste de l’Algérie Télévision a été l’un des premiers à réagir sur Facebook, qualifiant la séance de dédicace de « provocation pour les Algériens » et dénonçant un « acte odieux » vis-à-vis des Palestiniens. D’autres voix dans la sphère intellectuelle ainsi que des figures politiques, parmi lesquelles un ancien ministre, ont dénoncé une prétendue tentative de normaliser les relations avec Israël, qui n’est pas reconnu par l’Algérie. Ce mouvement de rejet s’est intensifié avec des commentaires affirmant que « L’Algérie n’a jamais été juive et ne le sera jamais ».
La réponse d’Hedia Bensahli a été plutôt calme. Dans une interview accordée au journal Le Soir d’Algérie, elle a insisté sur le fait que son livre ne doit pas être interprété à travers le prisme de l’actualité internationale. « Mon essai explore l’histoire algérienne dans sa profondeur, sans regarder ce qui se passe ailleurs », a-t-elle déclaré, précisant que la sortie de son ouvrage n’était pas liée aux tensions actuelles au Proche-Orient.
Néanmoins, la situation a suscité une réaction politique rapide. Un député islamiste a saisi le ministère de la Culture, exigeant l’interdiction des séances de dédicace organisées à Tizi-Ouzou et à Alger, et la rétractation des ouvrages des étagères. Cette pression s’est matérialisée par des interventions policières dans plusieurs librairies. Amar Ingrachen, l’éditeur du livre, a même été placé en garde à vue durant trois jours alors qu’une enquête judiciaire était ouverte pour déterminer comment un tel ouvrage a pu être publié sans attirer l’attention des autorités.
L’enjeu est clair : il s’agit de défendre ce que certains appellent des « constantes nationales », liées à l’identité algérienne telle que définie dans la Constitution. Cet incident met en lumière une série d’attaques, témoignant d’une tendance inquiétante à censurer les voix littéraires jugées « hors des clous », en particulier dans un contexte mondial, où l’expression libre est souvent reléguée au second plan.
Cette quête de protéger les fondamentaux de l’identité algérienne n’est pas un cas isolé. En effet, on se souvient des agressions subies par le roman Houaria d’Inaam Bayoudh, qualifié d’obscène par des internautes, poussant ainsi son éditeur à fermer boutique. Les événements se déroulent à l’aube du Salon international du livre d’Alger, prévu pour le 6 novembre, où la pression s’intensifie sur les écrivains et éditeurs dont les œuvres semblent contredire la norme établie.
Arezki Aït-Larbi, fondateur des Éditions Koukou, n’échappe pas à cette tendance. Son éditeur, qui a publié des ouvrages critiques, ne sera pas présent au salon, tout comme d’autres. Ces décisions, qualifiées d’arbitraires, révèlent un mouvement plus vaste de silenciation des idées et des discussions divergentes en matière de littérature et de culture. Un journaliste écrivain, préférant garder l’anonymat, exprime un désespoir palpable : « Si l’on ferme les espaces de liberté d’expression, il ne restera rien de notre scène littéraire déjà fort pauvre. »
Pour l’instant, les autorités répondent par le silence face à ces questions cruciales touchant la liberté d’expression et l’intégrité culturelle de l’Algérie. Cette attitude soulève donc des inquiétudes sur l’avenir de la création littéraire et des voix indépendantes dans le pays.