ANALYSE – La clôture de certains sentiers par les propriétaires forestiers continue d’alimenter la controverse parmi les cyclistes et les amoureux de la nature. Alors que la pratique est légale, les mécontents estiment qu’elle entrave leur liberté d’accès aux espaces naturels.
« Ce n’est pas un sujet facile », avoue Joseph Peter, vice-président de la Fédération Club Vosgien, une association qui promeut le tourisme pédestre. « La Constitution française garantit la protection de la propriété privée et la Charte de l’environnement de 2004, qui a une valeur constitutionnelle, consacre le droit de vivre dans un environnement respectueux de la santé. » Deux principes fondamentaux du droit français qui semblent désormais être au cœur d’un débat : un propriétaire peut-il empêcher des randonneurs ou des cyclistes d’accéder librement à des espaces naturels ? Le 20 octobre, près de cent marcheurs ont exprimé leur mécontentement à Rimbach-près-Masevaux, dans le massif des Vosges. La raison de leur protestation : la fermeture d’un sentier de randonnée historique par un propriétaire forestier dans cette petite commune du Haut-Rhin.
Il est dans son droit, selon la récente loi du 2 février 2023 visant à limiter le cloisonnement des espaces naturels et à protéger la propriété privée. Cependant, pour l’association Thur Ecologie & Transport, à l’origine de la marche d’octobre, cette législation est contestée en raison de la pénalisation d’un droit à la nature. « Ce sont des montants similaires à des contraventions de quatrième classe du code de la route. Les randonneurs sont traités comme des chauffards, alors que nous ne faisons que marcher sur un terrain privé, sans causer le moindre dommage », s’indigne son vice-président Jano Celle.
Quelques mois plus tôt, le Club Vosgien avait participé avec d’autres collectifs à une mobilisation similaire. « Ce qui s’est passé l’hiver dernier est une fermeture brutale, avec la destruction du sentier à la pelle mécanique. Nous avons assisté à un spectacle désolant », se remémore Joseph Peter, vice-président de la Fédération du Club Vosgien.
Encore peu de cas recensés
L’exemple de Rimbach est-il isolé ? En France, 75 % des espaces forestiers appartiennent à environ 3,5 millions de propriétaires privés. Le reste, qui est public, est partagé entre les forêts domaniales relevant de l’État et des terrains appartenant à des collectivités territoriales. « Avant l’adoption de cette loi, il y avait déjà un phénomène de limitation d’accès à l’espace naturel, qui n’était pas fondé légalement », note Lisa Belluco, députée écologiste de la 1ère circonscription de la Vienne, ayant travaillé sur une proposition de loi visant à abroger l’article 8 de la loi du 2 février 2023. Depuis lors, trois cas emblématiques ont émergé dans le débat public, dont celui de Rimbach. « Il y a également la réserve naturelle des Hauts de Chartreuse. 750 hectares d’espaces naturels ont été fermés au grand public. À Villeneuve-Loubet, dans les Alpes-Maritimes, un propriétaire local a fermé 700 hectares d’espaces naturels, qui constituaient le poumon vert de la région. Beaucoup de personnes les utilisaient quotidiennement », déclare l’élue.
Assiste-t-on pour autant à une multiplication des fermetures de sentiers ? Que ce soit du côté des cyclistes ou des randonneurs, les plaintes restent rares. « Nous n’avons pas l’impression que les propriétaires profitent de la loi », déclare Brigitte Soulary, présidente de la Fédération française de la randonnée pédestre (FFRandonnée). « Cela reste peu significatif à l’échelle de nos 120 000 membres. Nous avons recensé une dizaine d’alertes en 2024 « , ajoute Isabelle Gautheron, directrice technique nationale de la Fédération française de cyclotourisme.
Des éléments rassurants confirmés par Fransylva, l’organisation qui représente l’ensemble des syndicats de forestiers privés en France. « La loi n’a suscité que peu de remous », déclare Antoine de Ponton d’Amécourt, son président. « Cependant, cela a permis de réunir tous les acteurs autour de la table car il y avait des lacunes. Il y a eu une prise de conscience en ce qui concerne les assurances pour les propriétaires. Des conventions ont été signées. »
En pratique, les terrains privés, forêts ou zones de montagne, peuvent être traversés par des sentiers de randonnée. Certains sont protégés au niveau départemental par le biais de plans départementaux des itinéraires de promenade et de randonnée (PDIPR), qui visent à préserver le réseau de chemins ruraux et à garantir la continuité des itinéraires.
Des accords sont conclus avec les propriétaires. En dehors de ces conventions, il y avait une zone grise juridique, avec une présomption de tolérance pour le passage. « Les forêts ne sont pas toujours aménagées pour accueillir le public. Cela demande de l’entretien. Parfois, les gens veulent aller partout, mais ils n’ont pas d’assurance personnelle, tout comme les propriétaires qui peuvent être tenus responsables en cas d’accident », poursuit Antoine de Ponton d’Amécourt. « Tout découle d’un problème de communication. Au sein de la fédération, nous avons fait réaliser des panneaux avec un QR code, qui permettent aux randonneurs de connaître la réglementation. »
Inquiétude des utilisateurs
Cependant, une certaine inquiétude persiste parmi les utilisateurs de la nature. « Les cas de fermeture d’accès ne sont pas courants. Mais il faut rester vigilant. Ce qui s’est passé à Rimbach est un mauvais exemple, qui pourrait être suivi par certains propriétaires privés pour interdire l’accès à la nature », déclare Joseph Peter du Club Vosgien. Une préoccupation partagée par Isabelle Gautheron : « le phénomène risque de s’accentuer dans les années à venir ». Les discussions entre les différents acteurs – associations, élus et propriétaires – sont complexes. Plusieurs arguments s’opposent. Pour les propriétaires, il s’agit de sécurité et de protection de la biodiversité face à une augmentation du nombre de randonneurs, parfois ignorants des règles d’usage. Du côté de certains élus et associations, le combat est mené pour garantir un accès libre et gratuit à la nature. « Dans les cas des Hauts de Chartreuse et de Villeneuve-Loubet, l’accès a été fermé aux randonneurs, mais ouvert aux personnes ayant loué les terrains pour la chasse », souligne Pierre-Antoine Rigout, membre du collectif Chartreuse.
Au cœur des débats, deux éléments en apparence contradictoires demeurent. « La propriété privée est un droit issu de la Révolution et il est important de le prendre en compte dans notre approche. Mais il y a aussi le droit de pouvoir être dans la nature. C’est une question de santé publique », soutient la députée Lisa Belluco. Et de conclure : « La facilité voudrait que l’on oppose le droit de propriété à la liberté de se promener. Mais nous devons prendre du recul et nous poser une question : est-ce la même chose de posséder et protéger une propriété de 600 hectares de forêts que de posséder et protéger un jardin ou une maison ? » L’élue plaide pour un droit d’accès à la nature similaire à celui adopté dans les pays nordiques et en Allemagne. « Cela doit évidemment s’accompagner d’une sensibilisation adaptée. »
« La solution n’est pas de limiter l’accès, mais de sensibiliser le grand public. Certes, le taux d’incivilités a augmenté avec la fréquentation, mais cela reste marginal. Renforcer les moyens pour faire respecter les règles de bonne conduite est une piste. Les espaces doivent être respectés, mais pas restreints », ajoute Pierre-Antoine Rigout. Si la question suscite largement le débat, le dialogue entre les propriétaires forestiers et les fédérations d’utilisateurs est loin d’être rompu. « Dans toutes les discussions que nous avons eues, nous sommes conscients du partage de la nature et des règles de bonne conduite », souligne Brigitte Soulary de la FFRandonnée. « Dans l’ensemble, si tout le monde fait preuve de bonne volonté, tout se passera bien. »