Le Japon des Montagnes (1/5)
Le 15 août, tandis que la folie olympique s’organise à Paris, je me rend compte de Karn (Koyasan) au centre du Japon, un endroit où la nuit s’empare du cœur de la montagne. Mes pas attentifs dans les sentiers sombres et silenceux, je suis entouré de la flûte entêtante des grenouilles du bassin intérieur du temple qui m’héberge. C’est la prière de 6h30. La nuit promet d’être brevète. Le grand chœur joyeux des batraciens est rythmé par le gong suzu, un instrument secret, et les grenouilles, amoureuses et imperturbables, redoublent de ferveur sous la lune voilée. Vers 1h du matin, les petits êtres aquatiques finissent par cesser de chanter. Les heures passent.
Je n’ai guère sommeillé, ne voulant rien rater du spectacle de l’aurore. Un petit gong isolé égrenait encore quelques notes. Puis le gong gros, levenue de la veille, retentissait une nouvelle fois, envahissant l’espace de sa profonde vibration, lente et pénétrante. L’esprit ordonnait de se lever, de_slider ces petits chaussons qui ont remplacé nos chaussures laissées à l’entrée. Il était temps de se rejoindre aux pèlerins et leurs hôtes étrangers, qui se croisaient en silence pour aller prendre place dans la salle commune. Volutes d’encens et la lumière des bougies, renvoyant l’éclat des instruments liturgiques en laiton ornant une pièce au décor foisonnant. C’est ainsi que commençait la prière des moines au temple de Zofukuin.
Le Japon, un pays de syncrétisme
Au Japon, le shintoïsme et le bouddhisme sont les principales croyances. Elles peuvent s’exprimer simultanément pour former un syncrétisme shintô-bouddhiste. Je tire comme leçon de cette première prière parfumée que, dans le bouddhisme Shingon, tout aspire à libérer l’être de la souffrance par la quête de l’harmonie ; sans pour autant ôter la douleur de la position du lotus, décemment inatteignable pour mon corps d’athlète.
Peur d’un giga-séisme
Voyageant en taxi depuis Osaka, je rencontre Simón, 62 ans, ancien gérant itinérant de magasins de souvenirs dans plusieurs villes du Japon. C’est lui qui nous emmène à Koyasan. Retour sur les alertes au tremblement de terre depuis les deux secousses de jeudi au large de Kyushu, 700 km plus au sud, et leurs conséquences en termes de prévention pour encaisser un redouté mais hypothétique giga-séisme. Les perturbations sur le réseau ferroviaire sont nombreuses. Elles nous auraient sans doute fait rater le rendez-vous au temple pour 17h. Nous avons donc consenti à cet effort raisonnable d’une course à 34.000 yens (plus de 200 euros).
Les chauffeurs de taxi japonais
Selon Simon, l’âge prend une importance considérable dans société japonaise. Plus de 9 millions de personnes âgées travaillent au pays du Soleil Levant, soit plus de 13% de la population active, contre 5% des 65-74 ans en France. Nos chauffeurs de taxi ne risquent pas de se plaindre qu’il y ait trop de touristes au Japon. Il a même ses touristes préférés. Lorsqu’on lui pose la question, sans crainte de vexer le client français, après avoir réfléchi deux secondes, il lâche tout de go : les Américains.
Simon porte des gants blancs. Tous les chauffeurs des classiques Toyota Crown Comfort, ces vieux taxis à trois volumes encore en service, portent une paire de gants blancs en conduisant. Une volonté de défendre une certaine idée du métier. Uber et ses ersatz ont d’ailleurs beaucoup peiné à s’implanter au Japon, face aux sociétés de taxis traditionnelles qui veillent jalousement à maintenir leur position et ce service un brin suranné, s’appuyant sur une flotte de plus de 300.000 véhicules dans tout le pays, dont 50.000 à Tokyo.
Accueil à Koyasan
Nous arrivons à 15h à Koyasan, ce joyau aux 2000 temples sous l’ère Edo et dont ne subsistent que 117 bâtiments. Le complexe monastique dédié au bouddhisme ésotérique Shingon est situé dans le parc de Koya-Ryujin. Il est l’un des sites les plus mystiques du Japon. Koyasan est la "deuxième montagne sacrée" de l’archipel, après le mont Fuji. Les Japonais raffolent de ce genre de symbolique.
Après la collation de 17h, au Shukubo, où j’entreprends humbement de me purifier, l’eau du bain avoisine les 60 degrés ! Un bassin tout en métal, semblable à un bac à frites. Je n’y suis pas resté si longtemps que j’aurais pu l’imaginer. J’ai dû préalablement me laver, assis sur un tabouret bas en plastique. Je passe l’étape de la bassine d’eau à verser sur la tête. Au sortir de ma cocotte-minute, je prends la douchette et mets le jet au minimum de sa température, m’aspergeant consciencieusement pour faire redescendre celle de mon corps.
La cloche Kôya Shiro et le temple Danjo Garan
La visite nocturne du temple voisin, Danjo Garan, au retour, tient de l’enchantement. Bâti il y a environ douze siècles, il est le foyer de l’école bouddhiste Shingon, fondée par le moine Kûkai, connu également sous son nom posthume de Kôbô Daishi (Grand instructeur de la loi). Celui-ci est venu s’installer dans ces montagnes en 816, afin de prier pour la paix et le bien-être des hommes. Il est le père du bouddhisme au Japon, dépêché en Chine par l’empereur, pour en ramener les enseignements et les adapter au pays des samouraïs.
Les 108 tintements
À Koyasan, ceux du complexe monastique principal s’approchent en majesté, aux abords d’un lac tendu de deux ponts de bois peints en rouge. Et le lieu irradie de piété, avec ses lanternes et ses façades monumentales délicatement éclairées ; ses statues des quatre rois célestes, protecteurs des quatre points cardinaux, terrassant des démons, sous la porte centrale ; sa cloche géante également, à l’entrée, appelée Kôya shirô, la quatrième plus grosse du pays. Elle retentit 108 fois par jour, autant que le nombre de désirs attachant l’homme au monde matériel dans le bouddhisme, un concept appelé Bonnô en japonais. Kôya Shirô sonne actuellement cinq fois par jour à des heures fixes : 4 heures du matin, 13 heures, 18 heures, 21 heures, 23 heures.
Les troncs de cyprès et de cèdres
Il y a aussi et surtout ces troncs massifs de cyprès et de cèdres qui nous dominent, comme une armée de colosses gardant ces lieux séculaires. Le site est magnifiquement entretenu. Un seul temple, sur la petite dizaine que compte le complexe, a résisté aux multiples incendies qui ont ravagé les bâtiments, au fil des siècles. Tous les autres ont été méthodiquement reconstruits. C’est la plaine lune.
Un pèlerinage vers le mont Fuji
Je m’approche de l’étang, entouré de la triste majesté des cyprès et des cèdres, pendant la nuit. La pleine lune éclaire le chemin, comme un phare, m’entraînant dans un univers de silence et de contemplation. Matsuo Basho (1644-1694) a dit qu’il n’y a pas de beauté sans solitude. Dans cette nuit de Koyasan, j’ai compris ce qu’il voulait dire.