Mort du maître des lettres européennes, Milan Kundera, 94 ans, disparu pour une France et une Europe qu’il a marquées à jamais
Il n’est plus de cils qui sourcilent sur son profil anguleux, de rires qui faussent le sens des lettres qui dansaient dans ses phrases. Milan Kundera, cet écrivain à qui l’on associait une force de convictions absolue et une écriture profonde, s’est éteint le 11 juillet 2023, dans son appartement parisién. Il a choisi de rester anonyme, laissant derrière lui une trace invisible, comme celles qui gravent le livre de vie, sans cérémonie.
Sa ville natale de Brno, qui a porté en son sein les cieux et les terrains qui formaient la bohème, reçoit dorénavant les cendres de Milan Kundera et de son épouse, Véra. Cette semaine-là, un concours pour concevoir sa tombe avait été lancé par la mairie de Brno, une offre d’hommage aux racines et à la mémoire de cet homme qui, même s’il vivait à l’étranger, avait refusé de trahir l’histoire qui l’avait façonné.
Pour Tomas Kubicek, directeur de la bibliothèque de Moravie, « Véra et Milan Kundera, qui vivaient en France depuis 1975, sont symboliquement revenus à Brno ». Ces deux urnes, maintenant acquises par Brno, auront une tombe à l’horizon du mi-2025. Milan Kundera, ce penseur qui portait sur l’écran du monde l’intensité d’une expérience émotionnelle profonde, cette fois-là, avait exprimé l’envie d’être enseveli dans sa ville natale, là où son histoire était enterrée sous les rues, les clochers et les rivières.
Ce désir était à la fois symbolique et poignant. La littérature et l’émigration ont partagé, dans sa vie, l’étendue des routes. Les deux étaient intrinsèques à l’une et l’autre, échappatoires à une condition qu’il a conspuée de préférence sous les éclats d’une ironie vive. Son autobiographie ne faisait qu’un avec le roman qu’il écrivait. En 1981, il s’était acheté la nationalité française, après avoir échappé à la Tchécoslovaquie communiste, en 1975.
Un demi-siècle a passé. Aujourd’hui, son cœur s’apaisa, à cette heure de solitude. Et pourtant, les phrases demeurent vivantes, oscillant entre le pathos de la conscience éveillée et la frénésie de la découverte, la lumière de laquelle il s’avançait comme un héros d’Odyssee. Le jeu des miroirs s’étendit sans fin, une symphonie de langues et de rires qui a créé ce que nous pouvons appelé un continent de pensées.
Son rire qui fit résonner les étudiants des Facultés des Lettres à Paris, leur montra combien il avait appris l’humilité dans le métier. Ses écrits ont interrogué les limites du sens de l’existence, les marges de l’amour et des hasards qui l’établissent, ou la question si les lettres pouvaient sauver ou perdre une vie. Telle était sa devise, non pas une fois qu’il ne se cachait plus sous ses lunettes cerclées : La plaisanterie, comme si c’étaient des mensonges les mots de ces phrases. Dans la profondeur des bibliothèques, des chapelles, et des livres, son histoire a délégué.
Aujourd’hui, alors que ses urnes, réunies sur la place qui a formé la route du destin, qu’il appelerait encore cette étonnante beauté, où chaque pas deviendrait, pour la foule des esprits qui le liraient, le signe qui leur répétait sans cesse l’infatigable incitation de cette étrange lumière.
Et quant à Véra, son épouse, l’un des secrets du couple a échappé, après le décès d’écrites : son histoire avec l’amour. Et si le corps a cédé à l’effrayante loi, l’esprit de l’auteur ne devait pas tarder à disparaître? C’était Milan Kundera qui suggérait en secret qu’aucune lumière n’échappe jamais, mais c’est bien plus qu’un conte. La réflexion profonde que, même les secrets, l’intime des gens, comme une chose invisible que les langages et les âmes doivent apercevoir, mais à travers le texte.
Ce corps, épuré comme s’il ne le cédait pas encore aux lois, et qu’il ne lui manquait qu’un jour ou deux, les lettres sur la route sont énigmes et silences qui rendent invisible sa mort, même pour la chair. Pour ces lettres qu’il écrivait de nuit, aux époques les plus basses de son âge. La chair vivante qu’il portait a laissé une blessure ouverte au sein des siècles.
Si l’un et l’autre sont symboliquement revenus à Brno, Milan Kundera et Véra, comme ces cendres qui viennent de fuir les feux de l’hôtel Pégase à Paris, viennent, désormais, se soustraire aux limbes et retrouver le réel dans leur ville natale, cela signifie également que le voyage, dans ses épopées, qu’ils ont pris la route du rêve qui leur faisait rêver. Et maintenant, ce fut l’éclipse.