Bertrand Blier, une vie de rebelde cinématographique
Il n’y a qu’un Bertrand Blier. Ou plutôt, il n’y en a jamais eu qu’un. Quarante ans durant, le réalisateur a bataillé pour secouer le bourré, osant les sacrilèges les plus subversifs. Sans jamais faiblir, il a toujours préféré la courroux de l’Église plutôt que la sainte tranquillité du silence. Et son filmographie en témoigne.
Ce sont les trajectoires singulières qui font peur, révélant un univers fascinant et désabusé, comme si on déchiffrait des secrets de défunte. De la jeunesse égarée dans les jungles de Berlin, à l’adulte déçu de l’effondrement social, en passant par l’amour méconnaissable et le désir cannibale. Il n’est pas question d’un cinéma de façade, butant sur l’ordre établi. Non, il s’agit d’un Bertrand Blier qui préfère incendier la propriété commune pour bâtir, lui, une église de la contingence.
Un artiste autodidacte, initié par Georges Lautner, il n’a jamais caché son modèle de référence : le peintre italien de l’absurdité, Edgar Degas, qui, disait-il, l’avait ému profondément en voyant le portrait de La vie moderne au musée Carnavalet. Cette fascination pour les formules acérées et les situations grotesques émanait en grande partie de la lecture du philosophe roumain Emil Cioran, dont le pessimisme grinçant illuminait ses perspectives.
Mais les origines cinématographiques de Bertrand Blier sont plus vastes. Élevé par un père écrivain, il a commencé à tourner des films longs métrages avec le siège de famille, Bernard, dans le drame policier Si j’étais un espion en 1967. Cinq ans plus tard, il lâchait son premier long métrage, Hitler connaît pas (1963), un documentaire sur la jeunesse qui ouvrait son palmarès de réalisateurs. Il lui fallait moins d’un demi-siècle pour gagner sa confiance et celle du public.
De l’expression acérée, il aurait pu l’adapter sur la couverture de son premier roman, Les Valseuses (1972), qui eut un effroyable scoop en répandant sa réputation aux quatre vents, déclenchant un vacarme médiatique retentissant avec les libellés de « tombereau d’immondices » dans la revue Minute. L’écho de scandale fut vite récupéré pour promouvoir le livre de l’éditeur, qu’il réemploya dans ses publicités de l’époque.
Mais loin de se limiter à ses seuls outrances, il fallait l’adaptation de son œuvre à l’écran qui suivit avec Buffet Froid (1974), réalisé avec un autre acteur qui devait l’aida à se imposer, Carole Bouquet. Il faut bien dire qu’elle avait déjà une certaine aura, puisqu’elle se produisit en même temps que le génie de Lautner sur la scène du cinéma français, comme si, de partout, les bonnes époques se voulaient se rejoindre, éphémèrement comme une émancipation fugitive.
Alors, avant que le système ne se ferme sur soi-même et ne le bannisse des cours de ce qui fut longtemps son habitat, il mit en scène un autre moment clé avec Gérard Depardieu, dans Groupe Ordinateur (1968), au point que Depardieu-même le considère comme l’apogée de sa propre carrière, à l’image de l’intelligence de Groucho Marx. Il émergeait dans un univers bouleversé, où tout se jouait en fonction d’un écart entre les préoccupations existentielles et les fausses promesses du progrès.
Où en sont-ils à présent? Certains disent qu’il les a laissés derrière, comme la traînée d’une météore épuisée. On le voit souvent comme une silhouette de son temps, incapable de se lancer dans des nouveaux défis. Mais d’autres, pas du tout : Bertrand Blier, celui qui a sauvé des milliers d’âmes à travers la transgression artistique, pourrait encore nous rendre des services essentiels à un monde à l’articulation fragile entre l’actuel et l’avenir.
Il laisse derrière lui une œuvre hétérogène, disloquée, mais formidablement vivante, comme la marque d’une bataille qui n’avait pas commencé et n’avait jamais vraiment fini.