VOYAGES FANTASMAGORIQUES (1/5) – Les amateurs de voyages ont toujours été attirés par des contrées impossibles à explorer autrement que par l’imagination, mais idéales pour s’évader. Et si on partait à leur recherche sur Terre ?
Gotham City entretient un paradoxe curieux. Ville sombre, ville du vice, ville ultraburaine faite de hautes tours et d’impasses coupe-gorge ; une ville qui, malgré tout, nous fascine et que l’on aimerait bien visiter. De préférence de nuit et sous la pluie, car c’est ainsi qu’elle est représentée. Ce qui est techniquement réalisable, la cité noire de Batman n’étant pas seulement le fruit de l’imagination. Sur Google Maps, on retrouve deux occurrences (en excluant les escape games et restaurants à thème) de Gotham. La première se situe dans le Wisconsin et doit son nom à un capitaine de marine décédé en 1902. L’autre, plus discrète, se trouve dans le Nottinghamshire, au centre de l’Angleterre. Ce petit village tranquille n’a rien en commun avec les BD américaines, mais cache une anecdote amusante : celle des « Mad Men of Gotham ».
Entre le XIIe et le XIIIe siècle, le Roi Jean Sans Terre (ennemi légendaire de Robin des Bois) devait passer par Gotham pour se rendre à Nottingham. Les habitants, craignant une augmentation des taxes, ont simulé la folie -considérée contagieuse à l’époque- pour dissuader le convoi royal. Ils ont par exemple fait semblant de noyer une anguille dans un étang ou d’enfermer un coucou en le grillageant autour d’un buisson. L’opération a fonctionné ! Et les « Mad Men of Gotham » sont restés dans l’Histoire comme des résistants farfelus. Tellement que l’écrivain Washington Irving a ainsi baptisé New York, en proie à une forte criminalité à l’époque, dans son magazine satirique Salmagundi (1807-1808). Le surnom est resté jusqu’à ce que Bob Kane et Bill Finger reprennent l’idée pour créer l’univers de Batman un siècle et demi plus tard.
New York avant Gotham
Le premier numéro où apparaît Batman, le numéro 27 de Detective Comics de 1939, ne mentionne pas Gotham. Mais une « métropole grouillante » anonyme (numéro 29) où un asile psychiatrique en construction (les fameux Mad Men) attire les regards. Dans le numéro 31, il est explicitement question de New York. Les créateurs de Batman changent finalement de géographie dans le Batman numéro 4 de décembre 1940 en optant pour « Gotham ». La ville ne changera ni de nom, ni d’apparence.
Si les bandes dessinées ont la particularité de permettre une représentation malléable, en constante évolution, étirée par les auteurs successifs, Gotham conservera toujours ses propres codes bien définis. « La ville est construite à l’image de Batman », affirme Dick Tomasovic, professeur d’esthétique du cinéma à l’Université de Liège et auteur de Batman, une légende urbaine. « Il y a quelque chose de métaphorique et métonymique : comme son héros, Gotham est profondément sombre, en deuil ; des pulsions obscures s’y jouent. C’est sans doute le héros le plus associé à une ville. C’est aussi une vision sombre de New York, une métropole très verticale, où le crime sévit, et où Batman prend de la hauteur pour combattre les méchants. »
Certes, on n’y partirait pas en vacances, reconnaît l’universitaire. Outre sa météo capricieuse, Gotham est surtout connue pour son asile (Arkham) et sa prison (Blackgate). Une autre scénariste de renom, Dennis O’Neil, a ajouté il y a quelques années : « Gotham, ça ressemble à Manhattan, sous la 14ème rue, à minuit, lors de la nuit la plus froide de novembre ». Dick Tomasovic ajoute : « architecturalement, elle est très intéressante : le gothique, l’Art déco, l’Art Nouveau, le modernisme s’y mélangent… »
Jungle de bitume
« Elle est New York le jour, quand Metropolis [la ville de Superman] est New York le jour », résumait Franck Miller, auteur de plusieurs comics Batman majeurs. Mais pas seulement, développe Dick Tomasovic : « Gotham est fortement liée aux débuts de l’urbanisme, aux grandes villes qui se construisaient au début du XXe siècle. Une des influences pour Bill Finger, c’est Chicago. À la fin des années 1930, juste après la fin de la prohibition, Batman était mis en scène à Chicago, le berceau des gangsters. »
Pour les cinéastes, qui ont dû baser les images des films sur les dessins des comics, Gotham emprunte autant à New York qu’à Chicago. Christopher Nolan, auteur de la trilogie du Dark Knight, utilise aussi bien le Financial District de New York (le Federal Hall de Wall Street en particulier, où se déroule le combat entre Batman et Bane) que le Chicago Post Office (décor de la scène d’ouverture du deuxième volet). Et il va même jusqu’à installer le siège de Wayne Enterprise, la société de Bruce Wayne, dans la Trump Tower ! Dans les années 1990, les films Batman Forever et Batman et Robin, ainsi que la série Gotham, ont utilisé le Web Institut de Glen Cove pour représenter le manoir Wayne.
Plus récemment, Matt Reeves (The Batman, 2022) a utilisé Chicago pour les plans extérieurs de Gotham. Todd Phillips, qui a réalisé Joker (2019), a préféré filmer dans le quartier d’Harlem. L’escalier emblématique du film se trouve dans le Bronx, à West 167th Street. Les touristes affluent pour se prendre en photo. « Gotham est aussi la ville du film noir, la cité obscure et labyrinthique, conclut M. Tomasovic. C’est Asphalt Jungle (de John Huston, 1950) ; l’imaginaire de la forêt nocturne, faite de béton et de verre. »
A une exception près. Dans The Dark Knight Rises, dernier volet de Nolan, le manoir Wayne prend l’apparence élisabéthaine du Wollaton Hall à Nottingham. Un clin d’œil aux origines britanniques de Gotham ?
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