L’économie, la santé, l’éducation, l’environnement… dans pratiquement tous ces domaines, Singapour se distingue comme un excellent élève voire comme le premier de la classe. Et, il est indéniable que ses performances en matière d’urbanisme et d’accès à la propriété sont tout aussi remarquables. Pour un État qui n’a pas encore 60 ans et qui est parti d’une extrême pauvreté, cette trajectoire suscite l’interrogation. Il est clair que Singapour a humblement étudié les succès et les échecs de nombreux pays pour tracer sa propre voie, et qu’en retour, il y a beaucoup à apprendre des choix qui ont été faits.
Estelle Forget, une Française qui a vécu sur place, a décidé d’appliquer son expertise en développement durable des territoires aux meilleures sources locales, notamment auprès du Dr Liu Thai Ker, fondateur de l’urbanisme de Singapour. Elle en a tiré son propre « Petit livre rouge » de 100 pages intitulé « Petit traité d’urbanisme et de planification de Singapour à l’usage des décideurs ». Voici ce que le grand public peut en retenir en attendant que les décideurs l’utilisent.
1. Une maîtrise publique du foncier
C’est sans doute le point crucial. Dans une société pluriculturelle comme Singapour où, avant l’indépendance, les droits sur la terre variaient selon les communautés, l’une des premières missions de l’État a été d’acquérir les terres. Résultat : près de 90% des terres sont entre les mains du secteur public, alors même que la superficie de Singapour a augmenté de 24% en gagnant sur la mer, passant de 580 km² à 720 km². Cette situation explique pourquoi, lors de l’achat d’un logement, sauf exception, on n’a qu’un bail emphytéotique (à très long terme, 99 ans maximum). Logiquement, la valeur de ces biens diminue lorsque le bail est proche de sa fin, mais ce système encourage à investir rapidement dans une propriété familiale et à la revendre pour se reloger dans un appartement plus petit une fois plus âgé.
Cette formule pourrait s’apparenter au modèle du Bail Réel Solidaire (BRS) qui se développe en France en séparant le bâtiment acheté par les propriétaires tandis que le foncier est la propriété d’un organisme foncier solidaire. « Le BRS est une arnaque sans fin », balaye cependant Estelle Forget. Contrairement au modèle singapourien, vous continuez à payer votre foncier sous forme de redevances mensuelles et il y a toute une série de contraintes pour encadrer les successions et interdire les plus-values. Plus en phase avec le modèle singapourien, l’avocat Aubry d’Argenlieu, associé du cabinet Fairway spécialisé en immobilier, plaide pour la création de foncières étatiques qui géreraient initialement les biens immobiliers de l’État.
2. Des logements sociaux accessibles à 100% de la population
Pour être précis, on parle de logements publics et non sociaux à Singapour car ils sont accessibles à l’ensemble de la population, sans conditions de ressources. Ces logements offrent un bon niveau de qualité et d’équipement vu le niveau de vie à Singapour, mais sont largement standardisés. Les ménages aisés peuvent toujours opter pour des logements privés, beaucoup plus luxueux et coûteux. Et si les foyers à revenus élevés souhaitent acquérir un logement public, rien ne les empêche. Simplement, lors de la revente du logement, la plus-value éventuelle sera réduite du montant des subventions accordées pour l’achat.
La cité-État continue de construire en veillant à la qualité de vie.
3. Acheter plutôt que louer
Il est important de souligner qu’il n’est question que de l’achat des logements publics ci-dessus, et non de la location. Faire de Singapour un pays de propriétaires n’était pas un rêve impossible. En moins de 60 ans, ce petit pays qui comptait moins de 2 millions d’habitants à l’origine, dont une grande partie vivait dans des bidonvilles, est passé à près de 6 millions d’habitants avec 91% de propriétaires. Une statistique qui interroge, sachant que la France peine à dépasser les 60% et connaît même un déclin de cette proportion ces dernières années.
Le fait d’avoir un parc immobilier entièrement constitué de propriétaires est un moyen très efficace d’aligner les intérêts. Pas de conflits entre propriétaires et locataires, quand il s’agit d’entretien, de charges, de travaux, etc., tout le monde a intérêt à maintenir au mieux son patrimoine.
4. Une vision à (très très) long terme
« Singapour a la chance de penser à très long terme et de posséder un véritable projet politique alors que nous en France sommes condamnés au marketing politique et à des solutions à très court terme répondant à des contraintes budgétaires », déplore Estelle Forget. La meilleure preuve réside dans les plans d’urbanisme de Singapour. Alors que nous avons des plans locaux d’urbanisme parfois révisés au bout de 5 ans, la cité-État s’est dotée dès 1971 d’un plan d’urbanisme sur 20 ans. Et une fois ce système en place, le pays a adopté un plan directeur à…100 ans.
Non, ce n’est pas une erreur, la planification et l’aménagement urbains se déploient sur un siècle, avec pour slogan « Vers une ville tropicale d’excellence ». Il s’agit notamment de promouvoir un cadre de vie où le bien-être physique et psychologique de la population est privilégié. Cela passe, entre autres, par un cadre de vie soigné, une nature et une biodiversité préservées et une attention quasi obsessionnelle à la propreté.
5. Une organisation efficace des acteurs
Malgré une population multiculturelle, Singapour a su aligner les intérêts et travailler de concert le public et le privé, le politique et le citoyen. On peut bien sûr revendiquer notre côté « gaulois » et ingouvernable face à la machine singapourienne, mais il faut reconnaître son efficacité. « Une organisation simple basée sur le principe de subsidiarité à la bonne échelle », souligne Estelle Forget. Aux côtés du gouvernement et de l’appareil étatique, on trouve de grandes agences telles que l’Urban Redevelopment Authority ou le Housing Development Board, et des agences associées comme le Public Utilities Boards ou la Building and Construction Authority.
Et sur le terrain, les maires, les citoyens et le secteur privé. En face de cela, la France est souvent restée au stade de l’organisation complexe avec de nombreuses situations au cas par cas et des répartitions de compétences peu claires, avec de nombreuses redondances et interférences. Il suffit de voir la complexité du travail des maires qui sont confrontés à des contraintes techniques, administratives et financières en matière d’urbanisme à un niveau géographique qui n’est probablement pas le bon.
C’est donc à travers une vision à long terme, une maîtrise publique du foncier, des logements publics accessibles à tous, l’incitation à l’accession à la propriété et une organisation efficace des acteurs que Singapour a su devenir un modèle en matière d’urbanisme et d’accès à la propriété. Une leçon précieuse à méditer pour de nombreux pays, y compris la France, afin d’améliorer leurs politiques d’urbanisme et leurs politiques de logement. Singapour, véritable laboratoire urbain à ciel ouvert, continue d’inspirer et de susciter l’admiration par sa vision et ses réalisations remarquables.